Kerviel vs Société générale : la logique du mentor face à l’apprenti
Le 7 juin dernier, le conseil de prud’hommes de Paris a lourdement condamné la Société générale pour le licenciement « sans cause réelle ni sérieuse » de Jérôme Kerviel. Nous cherchons à comprendre les mécanismes mis en place par ses superviseurs pour le faire performer de manière démesurée.
Outre le processus qui a permis de faire de Jérôme Kerviel un bouc émissaire, nous devons nous intéresser à l’environnement professionnel qui a fabriqué ce coupable idéal. Au moment des faits incriminés, Jérôme Kerviel était trader junior, c’est-à-dire apprenti, et il avait comme instructeurs ceux-là même qui l’ont identifié dans la salle de marché et promu du poste d’assistant trader à celui d’apprenti trader. Jérome Kerviel n’a pas reçu la même formation que ses futurs pairs, issus des grandes écoles, qu’il admirait, et auxquels il faisait la même confiance que celle que l’on donne à son mentor.
Si d’un point de vue juridique le contrat de travail a créé un lien de subordination entre Jérôme Kerviel et la Société générale, la relation de travail apprenti-mentors a créé un lien d’une nature différente, renforçant la responsabilité des superviseurs. Si le contrat de travail est une question de droit, la relation de travail apprenti-mentors est une question managériale dont la clé se trouve dans l’équilibre nécessaire entre autorité des managers et autonomie du junior. Dans le cadre d’un apprentissage, il ne peut définitivement pas y avoir d’autonomie sans un contrôle exercé par les managers directs.
Pour creuser cette question managériale, on doit s’intéresser au comportement des superviseurs tel que Jérôme Kerviel les décrit depuis les premières heures de l’instruction. Voici ce qu’il en dit: « En terme de rendement, les résultats qui m’ont été fixés d’une année à l’autre sont complètement dingues. Comment ai-je pu accepter ces objectifs sinon parce que j’étais en totale confiance ? En trois ans, mon objectif de résultats déclarés a été tout d’abord fixé à 3 millions d’euros, et il est passé à 55 millions de gain en 2008. Ils m’ont demandé de progresser de 1733 % en trois ans ».
Dans son jugement rendu le 7 juin, le conseil de prud’hommes relève que « les agissements de Monsieur Kerviel on couru tout autant avant et pendant l’année 2007 que début 2008 ; qu’il n’est pas contesté qu’en 2007, ces mêmes agissements ont permis à la banque de dégager un profit de quelques 1,5 milliard d’euros ; qu’en sanctionnant en 2008 Monsieur Kerviel pour les pertes générées par ses prises de positions, la Société générale n’a pas sanctionné les agissements de Monsieur Kerviel mais les conséquences de ceux-ci ». Ils ont en outre constaté que l’établissement bancaire les a enregistrés dans ses comptes.
Nous avons donc deux interrogations pour comprendre les comportements managériaux des superviseurs de Jérôme Kerviel: 1) Qu’est-ce que laisser faire fait faire, pourquoi ? 2) Qu’est-ce que laisser croire fait faire, pourquoi ?
Les « pourquoi » de ces deux questions ont une réponse unique: le profit financier. Celui de la banque et celui des managers. Jérôme Kerviel a bien expliqué comment il était qualifié de « bonne gagneuse » par ses superviseurs, qui non contents d’exposer les résultats exceptionnels de leur équipe grâce aux performances de leur apprenti, engrangeaient – toujours grâce à lui – des bonus personnels mirobolants. Ils n’allaient pas étouffer le prodige prolifique qu’ils étaient en train de former.
Notre hypothèse est qu’ils l’ont laissé faire tel qu’il faisait pour consolider de manière magique le résultat de leur équipe, et qu’ils lui ont laissé croire que le métier s’accomplissait tel qu’il le pratiquait, créant chez lui l’illusion qu’au sein de la salle de marché le fictif est la norme.
Hypothèse diabolique, dans le cadre de la relation de travail apprenti-mentors qui est basée sur l’équilibre autonomie-contrôle, on voit bien que les superviseurs ont agit de manière irresponsable en fixant des objectifs démesurés pour atteindre des résultats qui ne l’étaient pas moins. Certainement aveuglé par le gain, et ne comprenant pas la nature de cette relation apprenti-mentors dont ils sont pourtant à l’origine, ils ont mis en place une mécanique abusive plaçant l’apprenti dans un cercle de confiance qui l’a libéré du lien de subordination qu’il devait à la banque. Managers intermédiaires, les superviseurs ont abusé de la confiance créée avec l’apprenti trader, mais ils ont également abusé de la confiance de leur ligne hiérarchique, à moins qu’ils aient été encouragés par cette dernière à la vue des profits réalisés.
La cour de cassation ayant au mois de mars 2014 reconnu la responsabilité de la banque dans la production du dommage qu’elle invoque, les magistrats de la cour d’appel ont à juger du partage de la responsabilité entre Jérôme Kerviel et son ancien employeur. Pour ce faire, un nouveau procès démarre à Versailles le 15 juin prochain.
À défaut d’expertises, le droit comme seul moyen d’appréciation n’est définitivement pas suffisant pour comprendre ce qui s’est réellement passé. Ne pouvant pas juger au doigt mouillé, on ne peut que suggérer à ces magistrats de faire une excursion vers d’autres disciplines comme les sciences du management, la sociologie du travail et surtout, la psychologie. Ainsi éclairés, ils ne pourront que mieux apprécier en droit la question de la responsabilité et la poser là où elle a véritablement agi. C’est certainement ce que les juges prud’homaux ont fait.
Richard Amalvy